Pejman Memarzadeh chef d’orchestre, fondateur de l’Orchestre de l’alliance.

Dans le cadre des rendez-vous VCE de Théétète, je me suis entretenu avec Pejman Memarzadeh qui livre sa conception du rôle du chef d’orchestre et de son action pour atteindre l’excellence opérationnelle à la fois technique et humaine. Nous nous sommes rencontrés dans l’extraordinaire auditorium de la Seine Musicale des architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines qui va être inauguré en avril prochain.

Pejman Memarzadeh est violoncelliste de formation. Il a étudié au Conservatoire Royal de Bruxelles, au Mozarteum de Salzbourg et en troisième cycle avec le grand maître Julius Berger, en Allemagne. Il a fondé l’Orchestre de l’Alliance en 1995 qu’il dirige depuis en se produisant dans les salles les plus prestigieuses.

XAVIER : L’expérience de 30 ans que j’ai eue dans la Direction d’entreprise et le Coaching m’ont fait réaliser la nécessité de l’intrication de la performance financière et du développement des hommes si l’on voulait créer une excellence durable. Créer un système vertueux passerait pour moi par trois grands axes : la Vision partagée du projet collectif, la Cohésion des structures de pilotage et l’Engagement du corps social : « VCE ». J’aimerais savoir ce que tu penses de ce modèle et en tout cas quelles sont les actions que tu mets en œuvre pour faire réussir ton orchestre de l’Alliance ?

PEJMAN : Je crois que la question de la vision, pour un porteur de projets quel qu’il soit, c’est d’abord de savoir où est-ce qu’il veut aller. Mon projet à long terme est de faire que mon orchestre ait une démarche artistique avec une très grande cohésion. La cohésion globale d’un groupe d’hommes et de femmes est fondamentale. C’est à dire un groupe d’hommes et de femmes qui vont me faire confiance et faire confiance au projet. Je vais définir des objectifs qui vont être « challenging » et aussi accessibles. C’est bien d’avoir une vision mais c’est évidemment insuffisant, il faut se mettre en ordre de marche. Il faut bien se préparer, il faut bien s’entourer de collaborateurs proches qui vont nous permettre de rassurer notre équipe. A côté des musiciens, j’ai une toute petite équipe qui règle tout l’administratif et les contrats, qui expliquent toute l’organisation matérielle et les déplacements. Milles choses qui font que les artistes ne perdent pas de temps et d’énergie pour se concentrer à délivrer le meilleur d’eux-mêmes et d’être pleinement engagés.

XAVIER : On voit bien la grande rigueur de tout ton travail avec l’orchestre. Y-a-t-il, puisque nous sommes dans le domaine artistique, une part qui n’est pas planifiable ?

PEJMAN : Absolument. Et je crois même que c’est tout le sens, certainement du cheminement artistique mais aussi pour de nombreux porteurs de projets car on tend vers un inconnu, un dépassement. Quand on est porteur de la responsabilité d’une entreprise, d’une société, ou d’un groupe d’hommes et de femmes, je crois que le plus beau est de se dire que l’on va essayer d’aller le plus loin, le plus haut et le mieux possible. C’est fondamental de se dire qu’en fait l’horizon n’est pas clairement défini. Si on le défini, finalement, il perd de son attrait. Dans notre métier il y a toujours un défi ultime. C’est la scène. C’est un moment de vérité où tout d’un coup on est confronté au public, on est confronté à un compositeur, souvent un génie, à des chefs-d’œuvre, on est confronté à nos compétences, à nos limites peut-être, à nos fragilités, à ces cordes qui peuvent zinguer, à ce hautbois qui peut canarder. Parce qu’il y a l’humilité, parce qu’il y a la pression, parce qu’il fait chaud, parce qu’on est fatigué, parce qu’on a beaucoup travaillé, parce qu’il y a des enjeux. C’est extrêmement stimulant parce que dans cette préparation on doit monter en puissance.

XAVIER : Tu te compares à un dirigeant d’entreprise dans ton rôle de porteur de sens, te sens-tu aussi manager ?

PEJMAN : Je suis aussi un manager de managers. J’ai des « n-1 », des « ascenseurs de cohésion ». Le premier violon est un des ces relais. Dans un premier temps je ne prends que les violons, et ensuite les altos – violoncelles- contrebasses. Pendant trois heures, je vais faire du détail, pour qu’en fait ils ne soient pas distraits par autre chose que leur partie à eux. Cela fait appel à la fois à mon exigence mais également à la leur. C’est à la fois moi qui contrôle, et ils s’autocontrôlent. Le violon solo est un relai qui a souvent de l’avance, qui a une aisance particulière de mode de jeu, et qui en plus a fait un travail préalable avec moi. Donc, tout d’un coup, on monte d’un cran. Après, je fais la même chose avec les alto-violoncelles-contrebasses et après je fais une partielle cordes. Ça commence à ressembler à quelque chose, le discours musical devient clair. Globalement, on a l’architecture qui se met bien en place et le musicien comprend sa partie, et commence à comprendre la partie du voisin. La partie du voisin est fondamentale par rapport à la sienne parce que cela interagit de manière permanente. Donc, il doit intégrer le discours de son voisin pour lui-même être meilleur. Ensuite, je fais une partielle vents, et après je réunis tout le monde. Là, ça devient intéressant parce qu’on a créé de la solidarité entre ces blocs, de la cohérence entre ces blocs.

XAVIER : Cette cohésion est-elle parfois menacée ? Alors que fais-tu ?

PEJMAN : Les frictions éventuelles peuvent arriver par exemple pour le travail sur un passage techniquement chargé pour les instrumentistes à cordes. Tout d’un coup il peut y avoir un petit décalage. Les violoncelles vont dire que les violons ou les altistes pressent, ou l’inverse. Donc, on refait et au bout de la troisième fois on sent une tension réelle parce que chacun est vraiment persuadé que c’est l’autre qui est en tort. Parfois c’est clairement un groupe contre l’autre, et là j’interviens, mais parfois, de manière subtile car la psychologie entre en jeu. Quelqu’un qui fait bien son métier a le sentiment que la faute ne peut pas venir de lui et que s’il y a un problème c’est forcément l’autre. Quand ils s’accusent mutuellement, souvent je leur dis que la vérité est au milieu d’entre eux. Alors on va refaire et je leur demande de s’écouter. C’est une manière de leur dire qu’évidemment ils ont leur expertise mais qu’ils ne doivent pas oublier de s’écouter. On peut aussi dire que la vie n’est pas un métronome et qu’à un moment donné certains ont besoin d’une fraction de seconde de plus, et il faut les écouter pour qu’ils soient confortables et que le résultat sonore soit beau. C’est cette attention aux autres, cette flexibilité qu’il faut avoir pour que tout se passe bien et c’est la base de la cohésion.

XAVIER : Que fais-tu d’autre pour que les musiciens donnent le meilleur d’eux-mêmes ?

PEJMAN : L’engagement final c’est d’aller au combat, et le combat c’est le concert. L’engagement, ça se prépare. Quand ça fonctionne bien, c’est une alchimie incroyable. On a beau avoir des talents sur scène, quand le Chef d’Orchestre, le manager général, s’y prend bien, on n’a pas une addition de 60 talents, on a une démultiplication des talents. Et ça, c’est incroyable. C’est une alchimie qui n‘arrive pas nécessairement à tous les concerts. Mon job, c’est de favoriser que ça arrive à tous les concerts. En fait, l’émotion on doit la construire, on doit l’apprendre ensemble. Pour transmettre l’émotion, il faut se mettre en condition. Il y a à la fois énormément d’humilité et d’exigence dans la préparation, les répétitions, pour qu’au moment du concert on prenne des risques, on lâche les chevaux. C’est cela qui est important. C’est difficile parce qu’il faut à la fois lâcher et maitriser pour trouver la ressource qui apporte le supplément d’âme.

XAVIER : Dans ta conception de la réussite, il y aurait à la fois l’exécution parfaite d’une œuvre et des rencontres humaines fortes ?

PEJMAN : Bien sûr. Et, en fait, c’est par ces deux alchimies que l’on créé une alchimie nouvelle. C’est très important. Il y a une dimension qui au départ est totalement abstraite, c’est une idée, une vision esthétique, une vision artistique, que l’on doit confronter au réel, et permettre au réel de remonter à cette vision artistique pour essayer de toucher quelque chose de sublime ou de sublimée. C’est une forme d’incarnation. C’est fantastique, c’est passionnant, c’est le sel de la vie.