Jacques Faessel DRH de centrales nucléaires chez EDF.

Faessel Management centrale nucleaire

Jacques Faessel DRH de centrales nucléaires chez EDF.

Jacques Faessel retrace dans cet entretien avec Xavier Cazemajour, directeur du cabinet Théétète Conseil et coaching, son expérience de DRH à la centrale nucléaire EDF de Penly, une unité de plus de 1 500 Personnes; un véritable retour aux fondamentaux du sens au travail.

Xavier Cazemajour : Quel premier souvenir gardez-vous d’une centrale nucléaire ?

Jacques Faessel  : En novembre 1999, je rentre pour la première fois à la centrale nucléaire de Bugey, 4 tranches, 4 gigantesques aéroréfrigérants qui crachent des mètres-cubes d’eau sous forme de vapeur pour refroidir les réacteurs. Et je m’en souviens très bien. Je n’étais ni ‘pro’ ni ‘anti’ nucléaire ; j’étais principalement intéressé par la technologie. Et quand on voit cette machine-là, on se dit « Où est-ce que je suis ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que vraiment j’ai raison de venir travailler sur une centrale nucléaire ? Est-ce que j’ai vraiment fait le bon choix ? ». En fait la réponse à ces questions ne vient que lorsqu’on commence à connaître réellement le fonctionnement des centrales ; la partie technique mais aussi la façon dont sont organisées les équipes pour répondre à ce dont la machine à besoin. Le principal, c’est de rencontrer tranquillement, petit à petit, les personnes qui effectuent l’activité parce que la vraie force aujourd’hui d’une centrale nucléaire, c’est l’attachement des personnes à la réussite commune des objectifs d’exploitation de l’usine.

XC : La vision qui rassemble et engage, s’impose en fait d’elle-même à tous de façon « physique » en étant au contact avec le gigantisme et la puissance des installations ?

JF : La première chose qu’on voit, en entrant dans une centrale si on lève le nez, c’est un compteur de production. C’est-à-dire qu’on sait en permanence, quand on rentre sur un site si les réacteurs tournent. Et on sait avec les indicateurs le nombre de jours d’arrêt, combien il reste avant le recouplage etc. Donc la vision précise de la production est vraiment la première information et c’est celle qui anime une grande partie des discussions immédiates des équipes quand elles se retrouvent autour d’un café ou d’un événement ensemble. La deuxième chose, c’est la sûreté. C’est une valeur qui donne du sens.  Il faut se le dire, c’est un outil qui fait peur à une grande partie des gens, un peu trop peur à certain qui en rajoute quand on regarde les ‘anti’, mais qui quand même interroge. Ça reste dans la tête de toutes les personnes qui travaillent. C’est évident qu’en étant dans une région à laquelle on tient, on n’a pas envie de la salir, on n’a pas envie qu’il y ait un problème pour sa propre famille. Donc, l’engagement, il vient aussi de la conscience collective de ce risque-là ; du coup on a pas envie que ça arrive. Donc le Sens il est assez évident, parce que c’est le réacteur qui tourne, c’est très fort, il est très intense

XC : Je parle, pour la réussite d’un projet commun, d’un triptyque :  Vision-Cohésion-Engagement qu’en est-il pour une centrale ?

JF : J’ai découvert à travers le fonctionnement d’EDF à Bugey et à Penly ces 3 fondamentaux : Technique – la bonne connaissance du matériel ; Organisationnel – le fait que les organisations soient bien établies et ne bougent pas beaucoup et la 3èmec’est vraiment l’Engagement des personnes. L’Engagement pour la sureté de la production nucléaire.

La technique a une importance fondamentale, de la direction jusqu’au bonhomme sur le terrain, ils sont tous animés d’une chose : réussir à comprendre les problèmes techniques et ils voient les problèmes techniques comme des ingénieurs, c’est-à-dire non pas comme des problèmes mais comme des solutions à trouver. C’est quoi l’énigme que je dois résoudre ? C’est quoi la solution qu’il faut trouver ?

Ensuite il y a l’organisation. Les CNPE, centres nucléaires de production d’électricité, sont structurés de façon très hiérarchisée et très calée et ce sont des organisations qui bougent relativement peu. Le nucléaire a engagé depuis vingt ans une logique de management fonctionnel par projet et par plans d’action. On rentre en fonctionnel dans les questions. On ne déstructure pas l’organisation d’une centrale, par-contre on travaille vraiment en collaboratif. C’est la capacité à faire travailler les métiers ensemble et à travailler sur des projets qui sont transversaux à l’ensemble des métiers qui est majeure et non pas restructurer l’organisation pour s’adapter à telle ou telle évolution.

Enfin il existe une vraie dimension émotionnelle avec les Hommes. Moi je le ressens à chaque fois que je passe sur le terrain et que chacune des personnes parle de son métier, de son service, de sa section. Il y a une immense énergie pour faire bien faire son métier. D’ailleurs, on ne quitte pas le groupe EDF, alors c’est certainement parce que les équipes sont solides, se connaissent, travaillent ensemble depuis toujours, une vraie stabilité qui aide à la cohésion, à la connaissance et à l’engagement.

XC : Comment se matérialise cet engagement dans une centrale ?

JF : J’ai plein d’exemples. Je me souviens à Penly, un épisode neigeux en mars 2013 où il n’avait jamais neigé comme ça en Normandie. Il y avait des congères partout sur les routes. Quand j’ai ouvert ma porte le matin, je me suis retrouvé avec 1,80 mètres de neige devant ma porte. J’étais à 6 kilomètres de la centrale, Je me suis dit « Il faut quand même que j’y aille, pour voir ». J’ai suivi un le tracteur du coin qui dégageait péniblement la route pour arriver à la centrale. Quand on ne peut pas accéder à une centrale facilement, on se pose beaucoup de questions sur l’exploitation et la sûreté. En tout cas c’est des questions qui sont prioritaires dans ces cas-là. En arrivant à la centrale j’ai vu les collègues tous regroupés, Codir et managers dans une salle avec le patron, et on regardait tous les aspects à risques. La centrale tournait parfaitement. Quand on est à 100% de production, une centrale nucléaire c’est quelque chose de très stable. Du coup on n’est pas en situation à risque. Mais on regardait toutes les hypothèses. Par exemple Si les astreintes ne pouvaient pas venir, si les gens de l’exploitation qui pilotent la centrale en trois huit, ne peuvent pas venir, comment on fait ? etc. Et ils ont mis sur place en deux-trois heures la totalité de l’organisation de crise. 80% des managers qui étaient sur site ont dormi sur la centrale ce soir-là. C’est-à-dire qu’ils n’ont même pas pensé à rentrer chez eux. Et toutes les personnes qui étaient à proximité physique de la centrale, à quelques kilomètres, sont venus à pied dans la neige, juste pour voir « Est-ce que ça va ? », « Est-ce que vous avez besoin de moi ?», « Est-ce que je peux remplacer, moi j’ai des compétences, j’ai des habilitations pour faire tel et tel type d’activité, je peux venir, je suis là ».  Ça, je n’avais jamais vu nulle part !

XC : La force de l’Engagement dans cet exemple est telle qu’elle démontre qu’ici le travail n’est pas qu’une activité rémunérée. C’estune partie essentielle de l’identité et probablement du sens de la vie pour chacun. Qu’est-ce qui favorise un tel engagement au-delà de la richesse de la mission de sureté nucléaire ?

JF : Les gens sont embauchés à vie chez EDF. Donc ça donne une stabilité et un attachement au métier qui est très fort. On offre des parcours professionnels où les personnes évoluent en permanence. On sait que si on s’engage et que si on montre qu’on a envie, on a des possibilités dans l’entreprise. L’ensemble des managers techniques ont souvent été eux-mêmes des opérateurs ou des ouvriers. Les gens qui arrivent dans l’entreprise « naissent » au même moment et constituent une famille. Leur boite leur donne beaucoup et ils le vivent. On leur offre un logement, enfin on prévoit le logement à proximité de la centrale, les moyens de transport entre chez eux et la centrale, on s’occupe de beaucoup de choses en fait. Alors, ça crée du coup vraiment un esprit de corps très très fort. Je sais que c’est extrêmement controversé parce que cela renvoie à l’image d’un capitalisme paternaliste. Mais à l’inverse de l’ouvrier du début du siècle dernier, les personnes ne sont pas coincées, elles sont libres. D’ailleurs dès qu’ils sont installés dans la région, ils achètent une maison en dehors évidemment des logements d’EDF et trouvent très rapidement une liberté totale. On écoute aussi les problèmes. On a la capacité de réagir. A la fin chacun peut se dire: j’ai un problème, j’en parle à mon chef, j’ai un problème, j’en parle à la centrale. ET je peux même aller voir le directeur d’unité, quand j’ai un pépin. Il y a une ambiance très particulière qu’on n’imaginerait pas ailleurs

XC : N’importe qui peut aller parler au directeur de centrale ?

JF : C’est-à-dire qu’en fait le directeur d’unité, c’est le patron, c’est celui qui peut tout faire, tout résoudre. Pourtant pour le PDG d’EDF, Jean-Bernard Levy, un directeur d’unité, est quasiment un manager de première ligne. Du coup il a un pouvoir fort mais il n’a pas tous les pouvoirs, loin de là. Surtout en matière de sûreté, de sécurité et d’organisation.

XC : Y-a-t-il d’autres caractéristiques managériales dans une centrale ?

JF : Oui je pense à une particularité liée à EDFmais aussi particulièrement à une Centrale, c’est le droit et le devoir pour tous « d’interpeler ».  Si quelqu’un voit un problème, il a le droit de le dire. S’il voit un problème chez l’autre ou dans son service il a le droit de le dire. Quel que soit le niveau hiérarchique.

Mon patron de l’époque Alban Verbecke, a plaqué ce type de culture sur la sécurité, ça s’appelle la « vigilance partagée », qui est maintenant aujourd’hui la culture sécurité des centrales nucléaires. Ce n’est pas évident parce que souvent dans les entreprises c’est : « Attends tu portes pas ton casque ! », et la réponse : «Oh arrête de me faire chier! c’est bon, t’es pas mon père ». On a pu développer une culture où interpeler quelqu’un n’est pas vécu comme une agression mais comme une aide.  Lorsque mon patron avait fini de présenter lors d’un speech à toutes les équipes cette idée de « vigilance partagée », il sort de la salle et descend les escaliers. Une personne qui avait participé à la présentation, dit à Alban, « Alban, vous venez de porter un discours sur le terrain… j’ai vu que vous ne teniez pas la rampe ». Et Alban lui a répondu  « Merci, vous avez raison ! » et il a tenu la rampe.

XC : Que pourriez-vous dire de la reconnaissance ?

JF :La besoin de reconnaissance individuelle est en fait très atténué par le sentiment d’appartenance.  C’est un peu, je pense ce qu’on peut retrouver dans des corps militaires. Tu es de la maison. Il y a une maison, il y a une vraie maison. C’est pour ça qu’on parle de famille, de grande famille.

XC : Et du point de vue des méthodes de travail ?

JF : Le retour d’expérience, REX,  c’est vraiment génétique dans les centrales nucléaires parce que comme on a un parc de 58 réacteurs, forcément le retour d’expérience de chacune des centrales est mis à disposition de tout le monde. C’est un outil extrêmement puissant d’amélioration continue avec un partage total d’informations.

XC : Y-a-t-il des pistes d’amélioration en ce qui concerne la culture managériale ?

JF : C’est beaucoup moins dur qu’à un certain moment. Mais il y a encore des choses très perfectibles sur le rapport humain dans les équipes. Les managers sont encore très tournés vers la performance … pour moi il y a deux types de management :  le management « chaud » et le management « froid ». Lemanagement froid c’est celui basé sur les indicateur- la performance- le suivi, le management chaud est basé sur l’humain : « je sais qui tu es »…. C’est sur ce 2èmevolet qu’il y a encore des choses à faire : en matière de coaching, de développement pour que les équipes comprennent simplement comment fonctionne le groupe. L’appui d’un DRH est une chose essentielle parce qu’il faut les accompagner là-dessus.