Xavier Laqueille, psychiatre, chef du service addictologie à Sainte-Anne

Xavier Laqueille est psychiatre, responsable d’enseignement à l’université Paris-Descartes et chef du service addictologie du Centre Hospitalier Sainte Anne. Ce service a été pilote en France dans la recherche et la prescription de la méthadone comme substitut des opiacés. Il a une double finalité : la prise en charge ambulatoire des addictions et l’enseignement et la recherche en addictologie.

Xavier Cazemajour : Pouvez-vous nous présenter votre service ?

Xavier Laqueille : Le service est assez petit puisqu’il compte 25 collaborateurs : médecins, infirmiers, psychologues, assistants-sociaux. Tous les collaborateurs travaillent de manière très coordonnée, chacun dans son espace et son métier. Et lorsque l’on fait bien son métier, on oblige les autres aussi à bien faire le leur. Une infirmière, si la prescription n’est pas de bonne qualité, se tourne vers son médecin et lui indique qu’elle n’y comprend rien. Ainsi les infirmières ne sont pas en position d’autorité avec les patients et de ce fait elles ont une extrême proximité avec eux. Au final nous travaillons dans un espace où chacun sait que son travail est important, parce que s’il ne le fait pas il nous met tous en danger, et nous perdons également notre efficacité. Cette organisation basée sur la Cohésion et la solidarité fait quelque part l’efficacité thérapeutique de ce service.

Xavier Cazemajour : La Cohésion et la solidarité seraient donc les éléments clés de l’Engagement et de l’efficacité thérapeutique. La notion de Vision a-t-elle également une place importante dans le pilotage de votre service ?

XL: La Vision est d’abord la Vision d’une réponse médicale, ce qui est très compliqué en addictologie, car on peu facilement avoir une Vision un peu morale, ou parfois de complaisance, avec un peu d’angélisme, et alors on se fait un peu manipuler. Nous devons avoir une espèce de recul sur la clinique et du recul sur ce que les patients peuvent induire chez nous et c’est extrêmement difficile. L’addiction est une pathologie qui est particulière parce que c’est une pathologie dans laquelle les patients ne sont pas demandeurs de soins, et c’est cela que souvent les soignants n’aiment pas. Parce que cela s’oppose à une espèce de positon de toute-puissance thérapeutique. Par définition, l’alcoolique aime boire, le drogué aime se droguer et le joueur adore jouer. Ils viennent quand il y a des problèmes et notre travail est de comprendre les ambiguïtés de cette demande. Donc notre vison de la prise en charge est d’amener le patient à évoluer dans sa demande et dans sa motivation.

XC: La Vision qui est au centre du service est donc d’abord celle de la Vision de la pratique du métier et de la position médicale. Les valeurs qui y sont rattachées ne sont pas d’ordre moral mais davantage liées à l’efficacité technique, on pourrait appeler ça la « beauté du geste » thérapeutique.

XL: C’est important cette Vision clinique parce qu’elle nous donne la distance qui permet de gérer les émotions, de ne pas être dans une espèce de fantasme de toute-puissance, d’être complètement dans la réalité des patients, or ils ces induisent facilement chez les soignants cette position de toute-puissance, puisqu’ils sont dépendants. Quelque part ils s’en remettent à nous et ils pensent que nous sommes des sauveurs. Mais c’est complètement artificiel. Quand nous partons, il n’y a pas d’affect, ils trouvent un autre soignant. Leur affectivité est une affectivité pathologique qui est égocentrée. Il y a des troubles de la personnalité et pour arriver à ce qu’il y ait quelque chose de plus réciproque dans la relation affective, il faut beaucoup de travail. En tout cas, il ne faut pas rentrer dans l’idée où je vais sauver mon patient.

Ainsi cette Vision clinique est au centre des interactions et de l’organisation du service, elle détermine au quotidien la cohérence de l’équipe.

XC : Est-ce que vous pratiquez les réunions d’équipe ?

XL: Une fois par semaine nous avons une réunion dite « STAFF ». Nous parlons de tous les nouveaux patients, ceux qui sont problématiques ou pour lesquels il y a une transmission d’informations nécessaires, et puis nous échangeons également sur des informations générales dans le service. C’est un lieu de régulation sur la Vision clinique et aussi d’enseignement.

XC: Vous avez de jeunes médecins dans le service. Est-ce que vous agissez en tant que patron du service, pour les inciter à parler et à échanger sur leurs difficultés ? Comment observez-vous cela ? Avez-vous des indicateurs d’alerte ?

XL: Dans le service, les patients sont évalués par plusieurs intervenants. Ils sont vu la première fois par une infirmière, puis par un médecin, interne ou sénior, qui est un psychiatre. En plus des interactions au quotidien entre nous, nous revoyons toutes les problématiques des patients, nouveaux patients et patients difficiles lors du « STAFF ». Enfin nous avons un séminaire organisé par une assistance extérieure au service qui voit les internes tous les 15 jours pour travailler et réfléchir avec eux sur les difficultés qu’ils rencontrent dans leur prise en charge.

Ce dispositif amène les jeunes médecins à trouver, quand ils doivent évaluer le service, à la fois beaucoup d’encadrement et aussi beaucoup d’autonomie et de responsabilités. Chacun peut faire son travail en liberté grâce à des garde-fous institutionnels qui évitent l’isolement.

XC: Dans ce contexte de liberté encadrée, comment gérez-vous l’erreur ?

XL: Je vais jamais reprocher à qui que ce soit de s’être trompé car je ne reproche jamais à quelqu’un de s’être fait piéger par un malade. Les patients nous poussent à l’erreur. Moi-même quand cela peut m’arriver, les infirmières me le disent. De temps en temps, quand j’ai un patient difficile, je passe un coup de téléphone à un collègue proche en lui demandant ce qu’il en pense. Ce n’est pas pour qu’il me dise ce qu’il faut que je fasse, mais parce que j’ai une forte pression en face de moi, et j’ai besoin de reprendre mes marques. C’est par définition la position thérapeutique qui est cette espèce de distance, de réflexion, qui nous permet d’avoir un projet thérapeutique et si nous perdons cette distance, nous nous piégeons.

XC: L’absence de reproches par rapport à l’erreur, mettrait en fait aussi les membres du service médecins dans une forme de sécurité psychologique ?

XL: Oui et quand de plus les règles sont bien établies, les gens se sentent dans un grand confort. C’est le paradoxe de la situation. Les règles sont libératrices, elles donnent un espace dans lequel on se sent libre. C’est ce que l’on apprend en addictologie. Cependant Il y a quand même des comportements qui ne sont pas acceptables et je leur dis, par exemple quand mes collaborateurs sont en retard ou quand ils s’isolent.

XC: Vous recadrez donc vos collaborateurs sur des questions de discipline mais jamais dans le domaine de la compétence ou de la prise en charge c’est à dire le cœur du métier de chacun.

XL: Cela facilite un fonctionnement qui favorise l’entrée en relation empathique avec le patient. C’est cela qui est la difficulté dans ce que l’on apprend dans ce service, et dans le cas des pathologies addictives, c’est à la fois la proximité, l’écoute des patients, cette dimension d’empathie, et par derrière ce raisonnement clinique, ce projet thérapeutique qui est très structuré.

XC : Vous êtes dans une forme de co-construction permanente de ce fonctionnement collectif ?

XL: Oui mais nous avons fait aussi un projet d’établissement formel. Une partie des médecins, infirmières, psychologues, secrétaires, assistants-sociaux, ont réfléchi sur leur travail, rédigé un certain nombre de chose sur la base d’un canevas que j’avais donné auparavant sur l’organisation générale. Puis, cela a été retravaillé à travers une série de réunions et avec l’appui de rapport d’évaluation interne et externe. C’est un travail qui s’est fait sur 8 mois. Le formalisme de ce projet de service amène l’ensemble des intervenants à se positionner et à définir son rôle. De ce fait on sait que l’on a besoin de l’assistante sociale dans le dispositif, de l’infirmière qui a un rôle essentiel et évidemment des médecins. Personne ne se voit comme étant dévalorisé par rapport aux autres.

XC: Vous créez ainsi les conditions de l’Engagement ?

XL: Globalement les gens donnent le meilleur d’eux-mêmes. Il y a une culture de service qui est très forte avec des modes de fonctionnement auxquels il faut adhérer, dans lesquels on ne peut pas échapper à sa position de soignant ou d’infirmière. Ceux qui n’y arrivent pas complètement parce que c’est n’est pas leur culture ne restent pas longtemps dans le service.

Ce qui nous guide fondamentalement, c’est que nous avons la Vision d’un projet qui colle à la clinique et nous sommes complètement dans cette réalité.

XC: On sent que vous avez beaucoup de considération pour vos infirmières et leur compétence professionnelle. Au delà de la motivation que cela peut engendrer, cela est-aussi utile pour la fluidité de fonctionnement d’un service où il pourrait exister sinon une hiérarchie rigide entre médecins psychiatres et infirmières ?

XL : Les infirmières savent très bien qu’elles sont dans une profonde sécurité professionnelle. Elles savent que j’ai beaucoup d’estime, de reconnaissance, de considération pour le travail qu’elles font. Je sais qu’elles font un travail qui est difficile et je sais que si la salle d’attente est gérable et qu’il y a des patients qui sont très difficiles, et qui parfois sont plutôt remontés contre les médecins qui sont porteurs de l’autorité, c’est elles qui ont cet effet d’apaisement parce que les patients ont un attachement à leur infirmière qui est extrêmement fort. Je sais tout le travail qu’elles font et c’est probablement une des grandes originalités du service et c’est un message que je cherche aussi à faire passer. C’est pour cela aussi qu’il y a beaucoup de stagiaires parce que c’est une dimension dans la prise en charge institutionnelle dans laquelle les intervenants ont une place qui est forte, et ici nous sommes une espèce de temple de la psychiatrie institutionnelle.

XC: D’après le modèle « SERI » (Sens, Environnement, Reconnaissance, Intensité) de Théétète, les conditions matérielles du travail sont un des quatre domaines de construction de l’Engagement. Est-ce que vous accordez de l’importance aux locaux eux-mêmes ?

XL : J’ai été très impliqué dans la conception des plans du service. L’endroit de mon bureau par exemple est essentiel. Quand les patients arrivent ils voient si je suis là. Si je suis là, ça leur donne un effet d’apaisement. Tout ce qui est Méthadone est plutôt à l’autre bout du couloir parce que ce sont des patients qui sont plus connus, un peu plus stables. Tous les espaces ont été réfléchis.

Fondamentalement, je veille en permanence à une cohérence entre la Vision thérapeutique, l’aide au patient, les instruments de travail qui se traduit de manière très concrète dans la Cohésion et l’efficacité opérationnelle et thérapeutique de notre service.